Phil Woods et Paolo Piangiarelli
Philology, une histoire d'amour
«Dear
Paolo, Your passion for Phil’s music has
always been a constant in our lives. Stay well and give my love to Giovanna and brother Sandro. Love, Jill Goodwin»
Phil Woods avait un lien particulier avec l’Italie, muri par l’amitié professionnelle et humaine avec Paolo Piangiarelli, fondateur du label Philology. Figure romantique d’un vrai passionné et profond connaisseur du jazz, pendant environ 35 ans, Paolo Piangiarelli a amplement enrichi la production de Phil Woods, le mettant même en rapport avec d’autres musiciens –le plus souvent italiens– gravitant autour du label. Profondément attaché à Phil Woods aussi bien sur le plan humain que professionnel, Paolo Piangiarelli a suivi avec appréhension les dernières semaines de sa vie, restant en contacts fréquents avec sa femme, Jill Goodwin.
L’interview a été réalisée le 1er octobre 2015, deux jours après la mort de Phil Woods, brisé par les complications de l’emphysème pulmonaire dont il souffrait depuis des années.
Propos Recueillis par Enzo Boddi Traduits par Serge Baudot Photos Carlo Pieroni et Umberto Germinale © Jazz Hot n°673, automne 2015
Jazz Hot: Avant de travailler assidument avec Phil Woods, vous aviez suivi son parcours artistique depuis le début.
Je connaissais Phil Woods comme musicien depuis longtemps, avant même qu’il vienne en Europe pour former la European Rhythm Machine en 1968. Quand je l’ai vu la première fois à Bologne avec George Gruntz, Henri Texier et Daniel Humair, je suis resté frappé par la force et l’impétuosité avec lesquelles Phil montrait sa volonté de s’affranchir de l’activité de « session man » où on l’avait confiné. De là est parti une nouvelle phase créative de sa carrière, dans laquelle il s’est imposé au niveau mondial, gagnant entre autres différents referenda de Down Beat et quelques awards, des prix qu’il n’aurait jamais obtenus s’il était resté en Amérique à faire le soliste de grands orchestres comme ceux de Gary McFarland et Oliver Nelson. Quand je l’ai vu prendre tous les risques, j’ai compris tout de suite qu’une étoile était née. Plus tard, il est revenu, quand bien même occasionnellement, faire le soliste avec de grands personnages, aussi bien dans un contexte pop. Je me rappelle par exemple quelques-uns de ses très beaux solos sur The Art of Romance de Tony Bennett, sorti en 2004.
A propos, ici en Italie, quelques organes de presse ont donné l’énième preuve de désinformation. Un exemple, le site de la revue Panorama a ainsi rapporté la nouvelle de sa mort: «Phil Woods, adieu au sax de ”Just the Way You Are”». Maintenant il n’y a aucun doute que la chanson de Billy Joel est très belle et le solo de Phil très estimable. Toutefois qu’on vienne rappeler cela est ridicule et aussi un peu offensant.
Du reste c’est un solo parmi tant d’exemples, même s’il n’est pas le plus significatif, de son style très personnel, basé sur la mélodie. En fait, je l’appelais «supreme melodist». Personne n’a jamais su chanter la mélodie comme Phil. Les derniers disques qu’il a fait, en duo ou en trio –Songs One avec Vic Juris à la guitare, et Songs Two avec Juris et Tony Marino à la contrebasse– sont pratiquement un hymne à la mélodie, soutenus par un son dense, beau, fluide, malgré l’emphysème dont il souffrait. Il n’y a pas photo, Benny Carter l’avait élu comme son héritier. Selon moi, c’est le plus beau son d’alto qu’on ait entendu dans le jazz dès que Phil fut découvert en 1954 par le grand ténor Al Cohn. Ironie du sort, un son émis par ce même souffle qui il y a quelques jours s’est étranglé dans sa gorge.
Dans quelle mesure Phil Woods était –ou lui-même se sentait– influencé par Charlie Parker?
Il était évidemment très influencé par Parker, duquel il avait aussi hérité la maîtrise de la paraphrase des thèmes des standards, élaborant des mélodies nouvelles et différentes. Comme me l’avait raconté sa première femme, Chan Richardson (ex femme de Parker), dans les concerts avec l’European Rhythm machine, il se donnait à fond et sortait de scène trempé de sueur. C’était une fureur sauvage, et pourtant il était doté d’une grande capacité à contrôler le son et à transformer en beauté même les passages les plus tempétueux. Comme on s’en souvient, la musique de l'European Rhythm Machine était en continuel mouvement grâce à Humair et Texier, et encore plus quand Gordon Beck remplaça George Gruntz au piano, plus habile à lancer à Woods certains traits mélodiques.
Comme peut-être tout le monde ne le sait pas, tu as forgé le nom de ton label, Philology, utilisant un jeu de mots qui constituait une dédicace explicite à Phil Woods (et une référence au Birdology de Charlie Parker).
Initialement, et encore avant de fonder le label en 1987 après une longue réflexion, j’avais eu l’idée de réaliser un disque, The Macerata Concert, témoignage d’un concert mémorable en 1980 de Woods dans ma ville avec son quartet d’alors avec Mike Melillo au piano, Steve Gilmore à la contrebasse et Bill Goodwin à la batterie. Le disque fut en son temps publié en trois LPs puis vite réédité en double CD.
La production que Phil Woods a ensuite réalisée pour Philology est plutôt consistante.
En tout, avec Phil, j’ai produit une quarantaine de disques, en considérant aussi bien les gravures comme leader que les participations en sideman. Figure toi qu’en 2000 à Milan j’ai enregistré avec lui la bagatelle de sept disques en cinq jours, parce que quelque temps avant, Blue Note avait mis fin à son contrat , qui prévoyait la gravure de huit disques en huit ans. Pour Blue Note, Phil avait gravé un disque de bebop avec Johnny Griffin, dont les ventes n’avaient pas bien marché. Ainsi les responsables avaient décidé de résilier le contrat. Ayant su que Phil était libre, je l’ai appelé et lui ai proposé d’enregistrer pour moi les sept disques restant. Lui garantissant qu’en cinq jours nous aurions pu réaliser l’opération et que j’aurais pu mettre à sa disposition le meilleur du jazz Italie: Franco D’Andrea, Fabrizio Bosso, Rosario Giuliani et d’autres excellents musiciens. Le premier disque nous l’avons fait avec le guitariste brésilien Irio De Paula. Cela aurait dû être un duo de sax alto et guitare acoustique. Quand Phil entra dans le studio et qu’il entendit Irio jouer avec sa façon particulière de caresser les cordes avec le médiator, il s’exclama: «Mais c’est un ange!» et dit qu’il voulait faire quelque chose qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, jouer exclusivement de la clarinette. De cette idée naquit Encontro (on Jobim), un chef d’œuvre réalisé en seulement trois heures. De Paulo était évidemment au septième ciel. Le troisième disque Você e eu (avec Barbara Casini et Stefano Bollani) fut également dédié principalement à Jobim et gravé en deux heures, à l’enseigne «la première, c‘est la bonne». Le quatrième fut un album solo, The Solo Album, soixante minutes de musique en continu, cette fois encore enregistrée en direct avec un précision systématique. Quand Lee Konitz l’écouta, il me demanda pour me provoquer: «Mais Phil a utilisé un métronome?».
A propos de l’album solo, comment naquit Dialogues With Christofer, sans aucun doute l’une des œuvres les plus significatives de la dernière phase de sa carrière?
C’est venu de l’une de mes idées, que Phil accepta avec enthousiasme, quand je lui dis que j’aurais voulu faire un album solo dans lequel il dialoguerait avec lui-même, enregistrant les solos, puis en rejouant par dessus. Le disque s’ouvre et se ferme avec deux requiem dédiés à Hank Jones; au milieu, on a inséré 13 autres pièces. Puis Phil a ajouté des traces de piano dans beaucoup de morceaux, chantant même sur quelques-uns; donc il enregistre dessus, deux, trois, jusqu’à quatre fois, au service de ses mélodies. En cette occasion, tout fut également fait en un après-midi. Le disque, enregistré en octobre 2010 est pour moi très émouvant, car le 11 janvier 2011 naissait son neveu Christopher, et j’ai suggéré à Phil de le lui dédier; c’est ainsi que le titre s’explique. En fonction de ma conception du jazz, cette musique pourra continuer à avancer tant qu’il y aura des solistes comme lui. Par dessus tout, nous voulons des raconteurs d’histoires et Woods était l’un de ceux-là.
Phil Woods avait presque atteint les 84 ans. Lee Konitz –un autre des musiciens de référence de ton label– a 88 ans. Ne crois-tu pas que ces grands narrateurs soient malheureusement en voie d’extinction?
C’est justement pour cela que j’ai cherché et que je cherche à en garder témoignage tant qu’ils sont en vie et qu’ils raisonnent non seulement avec la tête, mais aussi avec le cœur. Les disques que Konitz a faits avec moi sont des chefs-d’œuvre. Quand il est entré en studio pour Philology, Konitz n’a jamais jouer pour le fric, sans doute aussi par la crainte du jugement de Woods. Je m’explique ainsi en partie la beauté de la musique de Lee.
Est-ce que tu entrevois dans le panorama d’aujourd’hui, stylistiquement parlant, des héritiers de Phil Woods?
Je n’estime pas particulièrement les altistes d’aujourd’hui, tout en en appréciant la technique. Par exemple, je reconnais que Kenny Garrett est un musicien très compétent. Un qui peut jouer avec le sens de la mélodie de Woods –et qui peut le faire comme personne au monde– c’est Francesco Cafiso que j’ai découvert quand il avait 11 ans. Cafiso avait en lui un génie explosif. A 7 ans, il était resté proprement foudroyé à l’écoute d’un disque de Phil Woods (Phil on Etna, enregistré en 1989 avec le Catania City Brass Orchestra), et il avait dit à son père qu’il voulait jouer de «cet» instrument, sans même savoir que c’était un saxophone alto. A 11 ans, Cafiso ne jouait pas les trucs de Parker et Woods, mais dans les styles de Parker et Woods. Puis, avec le passage des années, il s’est progressivement éloigné de cette approche. Lui même m’a dit une fois qu’il sentait l’exigence de se sortir de l’influence de Woods parce qu’il le considérait tout simplement hors de portée.
Pour finir, peux-tu tracer un bref profil humain de Phil Woods?
Un homme généreux, humble, capable de sortir de scène en larmes, même quand il était applaudi à tout rompre par le public après un concert triomphal, simplement parce qu’il était convaincu qu’après Parker on ne pouvait plus rien créer de nouveau.
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