LE SIÈCLE D’ELLA FITZGERALD
LE STYLE ET L’ŒUVRE
Ella Fitzgerald, Newport Jazz Festival, 1966 © Raymond Ross Archives/CTSIMAGES
Décrire la voix d’Ella Fitzgerald n’est
qu’une réduction de ce qu’elle est dans la réalité, car les grandes voix du
jazz présentent des milliers de caractéristiques qui les rendent uniques, avec
des nuances et une variation, dans le temps, des moyens et de la voix qui font de la description
par des mots une simplification. Mais on trouve chez Ella, comme chez tout
musicien de jazz où la personnalité est première dans l’expression, des
paramètres généraux qui permettent une approche de ses qualités de voix, ou qui
participent à l’explication de sa nature de voix et du contenu de l’œuvre.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°682, Hiver 2017-2018
Le Siècle d’Ella Fitzgerald • First Lady of Jazz, Ella Fitzgerald en son temps • Le style et l’œuvre • Discographie détaillée • Index avec coffrets • Index disque à disque • Ella on DVD • Ella sur la toile-vidéographie • Ella in the Movies-filmographie • Ella on TV •
A PROPOS DE VOIX ET DE JAZZ
Au niveau des
généralités, on entend chez Ella, bien sûr, les données communes à cette
tradition vocale qui proviennent de l’histoire afro-américaine:
• la nature et
la puissance de l’expression, venues des lointaines réminiscences africaines
transformées par trois-quatre siècles d’histoire américaine, avec
les traditions vocales du quotidien (esclavage et travail, religion, vécu, les fêtes comme les enterrements, la
ségrégation au quotidien et son corollaire, la volonté d’affirmer son humanité entière). Ces
éléments d’environnement et d’origine sont à la base de la conviction et de la puissance
de l’expression, de ses qualités rythmiques.
• Le phrasé,
l’accent rythmique, le beat, propre à cette Afro-Amérique, en ce sens qu’il est une
synthèse nouvelle, plus vraiment africaine même si on en trouve des traces
importantes, mais codifiée par la rencontre avec les langues, les accents, la musique d’origine
européenne, voire locale (les Amérindiens). Ce phrasé, c’est bien sûr le swing
tel qu’il a mûri dans l’expression naturelle (musique du quotidien et musique
religieuse) et tel qu’il s’est codifié puis identifié au début du XXe siècle, grâce notamment
à Louis Armstrong qui en propose très tôt la quintessence.
• le blues, le
matériau de base, une structure aussi bien harmonique qu’un contenu émotionnel
et des effets d’inflexion sur les notes, un répertoire souvent improvisé que se
réapproprie chaque artiste qui raconte l’expérience vécue par les
Afro-Américains sur ce nouveau continent à la suite d’une déportation pour la plupart d’entre eux.
•
L’individualité de l’expression et son épanouissement dans le collectif,
jusqu’à la sublimation artistique: le jazz a eu cette particularité de naître
au début du XXe siècle dans une société proposant une approche démocratique sur
le fondement du Siècle des Lumières (cf. la Constitution des Etats-Unis), même avec
beaucoup d’imperfections et de contradictions. Cet art s’est formé dans une double recherche: l’expression individuelle artistique, sa reconnaissance (la tradition
européenne de l’art), et la tradition de solidarité de
l’Afro-Amérique, non plus tout à fait celle tribale des origines africaines –car la
déportation et l’esclavage ont confondu les origines et les
peines– mais bien la solidarité et la construction d’une nouvelle société au sein d’une communauté
déportée, mise en esclavage puis ségréguée. C’est par la musique, le jazz plus
encore que par les autres arts (peinture, sculpture, littérature), plus encore que par
la politique et le sport, que les Afro-Américains sont parvenus à imposer leur humanité,
pleine et entière, en faisant d’abord reconnaître le jazz par le plus grand
nombre au-delà de ses propres frontières, dans
l’entre-deux-guerres, en France, dans l’autre pays du Siècle des
Lumières.
Comprendre ce
qu’est le jazz quand on n’appartient pas à cette communauté d’histoire, c’est
accepter l’idée que le jazz n’est pas une recette, une manière d’interpréter la
musique, mais une synthèse artistique originale qui puise aux racines invisibles
d’une histoire populaire, et qui tire son contenu exceptionnellement dense et
intense de milliers de voix individuelles. Le caractère si spécial du jazz
réside dans ce nombre si élevé d’artistes originaux, libres, d’extraction
populaire, différents les uns des autres mais attachés à un langage et un fonds culturel communs. Le jazz a ainsi créé, dans un monde nouveau, son mode
de transmission informel sur le tas, la scène, la vie, sans refuser
l’apprentissage académique second; une transmission orale qui n’a pas refusé l’écrit par nécessité ou opportunité. Mais le fondement
essentiel est extra-académique, même quand il s’accompagne d’un
enseignement académique. C’est la richesse du jazz tant que sa transmission conserve ce socle de vécu et ce caractère oral.
Le caractère
universel du jazz, comme celui de la pensée grecque et latine, de l’art
dramatique ou la littérature en France, de l’Opéra italien et de la musique
européenne en général, n’en fait pas pour autant, pas plus que les autres musiques, une musique du monde, ni une
musique actuelle, ni une musique de variété que tout un chacun peut adopter en
se levant le matin parce qu’il a bien étudié la technique à l’école et qu’il a
de bonnes oreilles. Pour tous les artistes, y compris Afro-Américains, c’est
dans l’immersion ou le ressourcement dans cette culture, avec la volonté d’en intégrer ce qui en fait le fondement humaniste,
que réside la base d’une expression jazzique.
Cette
digression est là pour expliquer qu’Ella Fitzgerald, en dépit de ce qui est dit
dans certaines biographies, est une artiste de jazz, point final! Comme Louis
Armstrong et bien d’autres, elle n’a jamais changé ce qu’elle est, elle ne le
peut pas sauf à ne plus être elle-même. Il est aisé de reconnaître Ella dans
tous les contextes, comme Louis encore, et cela signifie bien qu’elle n’a
jamais été une artiste de variété, malgré Nelson Riddle, les cordes et les
arrangements… Contrairement même à
Nat King Cole qui adopta un autre costume que celui, très beau, que son
histoire lui avait fabriqué, sacrifiant son fantastique talent de pianiste, de chanteur et
d’artiste de jazz malgré d’intermittentes réussites, et comme Miles Davis dont
personne ne remet en cause l’appartenance au jazz malgré ses choix d’en
abandonner parfois l’esprit par opportunisme ou par mode, la grande dame du
jazz a tracé sa route dans le jazz en toute intelligence et conscience avec l’aide, dans sa
deuxième carrière, de Norman Granz pour construire une œuvre, jazz de la première à la dernière syllabe. Elle a alterné jusqu’à son dernier disque l’extraordinaire, le
très bon (la plupart du temps) avec parfois des enregistrements moins révélateurs de son seul talent, mais d’une importance déterminante pour le patrimoine et la société des Etats-Unis. Comme Charlie Parker, elle a enregistré avec des cordes, et ce qu’il a réalisé sur quelques faces avec génie, elle l’a réalisé avec un égal génie à grande échelle sur le Song Book américain.
Dans l’esprit
organisé de Norman Granz, dans l’esprit aussi lumineux qu’intuitif d’Ella,
c’était la manière d’accéder à des scènes et des orchestres jusque-là interdits
aux artistes afro-américains, sans jamais perdre de vue la sortie de la misère,
sans jamais céder sur le caractère jazz de son expression. Pour l’esprit militant et pragmatique
de Norman Granz, c’était une manière sans équivoque d’imposer les
Afro-Américains sur les scènes de la chanson populaire et la mixité du jazz à l’Amérique, en donnant à écouter une
expression, celle des Afro-américains, qui racontait justement tout ce qu’une
certaine Amérique niait, refusait et refoulait. Avec ses tournées intitulées «Jazz at the Philarmonic» (JATP), il installait les artistes du jazz sur les
scènes dont ils étaient exclus par la ségrégation. En organisant pour Ella
l’enregistrement, systématique par auteur, des Song Books (la chanson populaire à succès de la première moitié du
XXe siècle), une autre grande histoire américaine, celle de l’émigration
d’Europe centrale, juive pour une bonne part, en introduisant Duke Ellington, comme
auteur d’un des Song Books, il
organisait, de sa place d’agent-producteur, l’intégration de l’Amérique de
manière très noble et politiquement très efficace car concrète, culturelle, artistique rassemblant autour du jazz
le peuple américain et non plus des communautés hiérarchisées. Le jazz avait, avant Norman Granz,
déjà initié ce travail d’intégration (Benny Goodman) et de relecture du Song
Book, en l’accaparant au hasard du moment avec son génie (Louis Armstrong,
Billie Holiday, Benny Carter, Charlie Parker…).
Mais l’intuition de Norman Granz, au-delà de ce qu’il fit avec Art Tatum, Louis Armstrong, Oscar Peterson, est d’avoir
imposé Ella Fitzgerald, chanteuse afro-américaine, chanteuse de jazz, comme
référence absolue dans cet univers jusque-là essentiellement ségrégué, même à
New York, même à Broadway, même à Hollywood. Pour cela, il a aussi organisé la mixité entre
musiciens, au sein des orchestres, même les plus installés dans les studios.
Les grands
artistes du jazz, Louis Armstrong, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Fats
Waller, etc., comme les grands agents et producteurs comme Norman Granz, et
quelques autres (Alfred Lion, John Hammond, George Wein, etc.), ont fait les premiers
pas, les plus importants, les plus authentiques, les plus symboliques, dans la longue marche vers les
droits civiques dont Martin Luther King a pris le relais dans les années
cinquante, et pour laquelle il a su impliquer les artistes du
jazz, du cinéma, de la littérature, des arts en général, de
toutes les origines.
Ces
artistes, ces agents, sont parvenus à faire évoluer la société en organisant le développement d’un art, le
jazz, en le dotant d’une économie autonome suivant en cela l’intuition initiale de Charles Delaunay et
quelques autres.
Ella, comme
Louis, ne sont donc pas des artistes «ordinaires» comme Norman Granz n’est pas
un agent-producteur «ordinaire». Ils sont l’excellence et l’essence d’un mouvement collectif
profond qui a fait de l’expression artistique un élément moteur de l’évolution socio-politique
des Etats-Unis d’Amérique. Cela n’a pas été sans peine, sans problèmes et sans
fatigue. Norman Granz a d’ailleurs quitté les Etats-Unis dès la fin des années
1950. C’est au peuple américain et au monde que ces artistes ont imposé l’idée
d’une autre Amérique, même si aujourd’hui l’espérance qu’ils ont construite
n’est plus ce qu’elle était, peut-être parce que l’esprit du jazz, cet alliage entre liberté individuelle et fertilité du collectif, n’est plus aussi
répandu, partagé, qu’il est à contre-courant d’une société nombriliste où l’individualisme est devenu la valeur première.
Ces données
sont essentielles pour comprendre l’art d’Ella Fitzgerald, mais également
le cheminement de son œuvre et son impact sur les publics du monde entier.
LE STYLE D’ELLA FITZGERALD
• L’expression
chez Ella est d’abord naturelle et directe, en contre-point de sa virtuosité évidente.
Elle ne chante pas un répertoire appris avec une forme codifiée par d’autres.
Elle raconte, invente des histoires avec sa voix, sans retenue, faisant disparaître derrière sa
personnalité la
technique qu’elle apprend mais surtout élabore, perfectionne. Comme elle le reconnaissait elle-même, Ella s’exprime par le
chant mieux et plus naturellement que par le discours.
• Elle possède
une qualité essentielle du jazz pour prétendre diriger, impulser la musique, le
drive (qu’on peut rapidement définir
comme une énergie vitale qui galvanise un groupe, tonifie l’expression); c’est elle qui
s’élance, qui relance, qui tire ou qui pousse. Toute la dynamique de sa musique
repose sur cette qualité qu’on retrouve rarement à un tel niveau (Art Blakey,
Count Basie, Duke Ellington, Charles Mingus, Erroll Garner, Ray Charles, etc.,
mais aussi d’autres artistes moins célèbres, comme Bobby Timmons par exemple…).
• Ella chante –et
ça renforce le drive– avec une
conviction de toutes les secondes puisée dans son vécu et son environnement. Elle vit, crée et partage l’essentiel de son expression avec le public, et
c’est ce qui rend ses enregistrements en live
plus dynamiques, plus spectaculaires, à quelques exceptions près, que ses
performances en studio. Pour son public, elle adapte son répertoire, le texte
même de ses chansons, fabrique dans la seconde telle invention de
génie, tel aparté, telle harmonie, telle variation, telle citation, telle
note d’humour, telle envolée inattendue, qui restent plus tard dans la grande
histoire du jazz. Car Ella possède le secret absolu des artistes, une imagination débordante.
• Ella est une irréductible chanteuse de blues, la dimension essentielle du jazz. Chacune de ses interprétations en est teintée, et ses effets de voix, inépuisables, utilisent
tous les canons de l’expression blues: la raucité, le growl, la blue note, la
voix cassée, les inflexions, le cri, l’accent, le murmure, le rire, l’imitation
(d’accents, des autres chanteurs, d’instruments)…
• Malgré la
richesse de ses effets de voix, Ella utilise peu le vibrato; parfois elle en use dans les Song Books parce que ça lui est imposé
par les cordes et le «volume» sonore des arrangements, mais avec retenue. Sa voix se caractérise par une qualité incroyable
des tenues de notes qu’elle infléchit, module avec maestria, souplesse et sans perdre la
tension, la mise en place rythmique. Cela donne une intensité particulière à
son expression.
• Ella est
aussi maîtresse dans l’art des écarts de registres, de véritables sauts de
registres qu’elle pratique avec une déconcertante facilité sans que son
expression ne subisse de rupture, sans perdre le caractère fluide de son
récit. Cette faculté identifie son chant pour les oreilles les
moins averties et donne aussi beaucoup de relief à son expression.
• De la même
manière, les écarts d’intensités, l’accentuation, lui permettent en complément
une palette d’expressions infinie, de la voix profonde, grave et puissante, au
murmure le plus aigu qui fait concurrence à l’oiseau.
• La mise en
place rythmique d’Ella est hallucinante, virtuose si on l’examine sous l’angle
technique. Même sur les tempos les plus rapides, elle se permet des
accélérations, des ruptures, des ralentissements, sans jamais perdre la perfection rythmique, la clarté de son expression, de sa diction, le swing. Sur
tempo lent ou médium, elle possède tous les arguments pour faire tomber les accents parfaitement, pour magnifier l’émotion, décalant, avançant sur la note
et le temps pour infléchir et ciseler son expression, la rendre unique, la
conserver naturelle, vécue. Chaque syllabe est travaillée, quand elle ne scatte pas…
• Ella est un
big band à elle seule. Dans certains thèmes avec son seul trio (Tommy Flanagan,
«It Don’t Mean a Thing…», par exemple), elle organise avec sa seule voix les
sections de trompettes, de saxophones ou de trombones, avec les «pêches» ou les riffs des cuivres de big bands,
allant jusqu’aux suraigus, aux wha-wha des trompettes, aux graves des
saxophones, conférant à ses interprétations le volume d’un big band alors qu’il
n’y a que quatre ou cinq musiciens sur scène. Sa virtuosité reste cependant
naturelle, car au fond, elle chante, simplement ce
qu’elle est, ce qu’elle sent, ce qu’elle entend, et elle écoute bien ses musiciens qu’elle galvanise,
qu’elle entraîne dans son monde d’excellence.
• Ella est
renommée pour son scat (onomatopées) vertigineux, en rapport avec la qualité de son drive,
de son oreille musicale, de ses qualités de musicienne et de son engagement
face au public. Elle en joue avec humour, par jeu avec ses copains
sur scène, car elle est musicienne parmi les musiciens, et elle n’en
abuse jamais, pour l’effet facile, le remplissage ou pour la recette.
• Car si Ella
sait scatter, c’est une magnifique interprète des paroles, complètes avec les introductions, du Song Book
américain, de tous les standards, des compositions du jazz, du blues. Elle
donne du poids aux mots, des accents, des nuances émotionnelles de toutes sortes; elle vit
ses chansons, pas en simple professionnelle du chant mais comme la sublimation d’un vécu,
comme une mémoire de la condition humaine. Elle est aussi une reine de la ballade, des tempos médium, faits pour la danse, car elle a aimé la danse dans le jazz et regretté sa disparition.
On peut sans
limite continuer une liste de ses qualités de chanteuse, il suffit pour cela de
mettre un disque et de se laisser envahir par Ella au fil d’une écoute
attentive. Les mots restent une approche descriptive, trop réductrice souvent
pour rendre compte de la richesse si complexe de sa palette d’expression.
L’ŒUVRE ENREGISTRÉE D’ELLA FITZGERALD
Ses qualités,
sa voix, ont aussi évolué, varié avec le temps. Ella est restée humaine, malgré une intensité croissante de sa production artistique
et de ses prestations, en particulier de 1950 à 1970.
Sans évoquer la
totalité de l’œuvre, dont une partie importante appartient à la mémoire des
survivants car elle n’est pas enregistrée, nous vous proposons à la suite de ce
portrait, une discographie détaillée qui complète les lectures
sur Ella et l’écoute de ses disques, en vous permettant d’abord de les
trouver sans faire d’erreur sur les éditions. Au niveau des références, nous
avons retenu l’édition originale et l’édition actuelle la plus cohérente en CD,
en LP à défaut.
Un premier
index permet de se procurer le plus rapidement cette œuvre en allant au
meilleur de l’édition et au plus synthétique (coffrets).
Un second index
vous propose, toujours en privilégiant le CD (disque compact) pour la
disponibilité, un disque à disque avec les éditions les plus cohérentes encore,
mais évitant les coffrets pour conserver les titres originaux des albums LP.
Vous trouverez
également une vidéographie et une filmographie, qui se mêlent parfois et permettent de découvrir en live,
images et son, la grande chanteuse de jazz. C’est un véritable trésor d’images,
de son et d’art. C’est très émouvant d’écouter Ella, de la voir, de constater
sa générosité d’artiste qui correspondait parfaitement à sa générosité de
femme. Il y a encore Ella on TV pour rappeler que la chanteuse fut fréquemment invitée sur les plateaux de télévision. Ces documents sont un patrimoine inestimable, réunis par des centaines d’amateurs d’Ella, tout autour de la planète, juste
retour de générosité et de vénération pour la grande dame du jazz. Il y en a pour des jours et
des jours à approfondir cette œuvre, personne ne s’en plaindra.
Nous avons collecté et organisé ces outils pour faciliter l’accès à l’œuvre d’Ella Fitzgerald avec un
souci d’exhaustivité, un vrai jusqu’au-boutisme, même si ce type de travail est
appelé à être actualisé (les liens changent sur internet par exemple, c’est une matière mouvante), et nourri par d’autres analyses, biographies et commentaires… Nous avons par
ailleurs établi une bibliographie et une liste des articles parus dans Jazz Hot.
Il reste
cependant à proposer, pour approfondir la découverte, un profil de l’œuvre
enregistrée sur disque, qui est une autre manière de se repérer dans l’œuvre d’Ella Fitzgerald.
Ella Fitzgerald with Chick Webb Orchestra 1937 © Courtesy CTSIMAGES
The Decca Years (1935-1955)
• De 1935 à
1939, Ella est une chanteuse de l’orchestre de Chick Webb, un big band de la
swing era, qui l’a installée dans le jazz. En même temps, elle se frotte à
d’autres orchestres (Benny Goodman, Teddy Wilson), et comme elle s’affirme,
elle joue en leader d’une moyenne formation, avec pour l’essentiel des
musiciens de Chick Webb.
• A la
mort du batteur, Ella est élue comme leader de
l’orchestre et le conduit jusqu’à sa dissolution en 1941. Dans cette période,
on trouve quelques enregistrements (radio) en live dans divers dancings qui constituent la plupart des scènes du jazz.
• de 1942 à
1945, Ella cherche sa voie en petite formation, soutenue souvent par des
quartets vocaux, plus ou moins sucrés. Elle chante les succès populaires de l’époque, sur
tempo médium ou lent le plus souvent dans un cadre imposé par Decca, mais avec ses qualités et déjà une relation spéciale avec son public.
• 1945-1949.
C’est en 1945, à l’occasion d’un V-Disc qu’on l’entend scatter véritablement
pour la première fois, avec Charlie Shavers, acrobatique, dans un esprit déjà
marqué par le bebop naissant. Son association avec Louis Jordan (un ancien de l’orchestre de Chick Webb) fait également
monter le niveau de sa production. Elle enregistre pour la première fois avec
Louis Armstrong en 1946; sa voix atteint sa plénitude et son style se personnalise
dans une forme quasi définitive, même si «le meilleur reste à venir», comme le
dit la chanson. Son environnement musical est très
relevé dès 1945 (Louis Jordan, Louis Armstrong, Eddie Heywood, Illinois
Jacquet, Hank Jones, Ray Brown, Dizzy Gillespie, Lester Young, Buddy Rich…),
même si elle fait encore des enregistrements avec quartet vocal (Rhythm Boys,
Mills Brothers, The Skylarks, etc., jusque dans les années 1950). En 1947,
c’est la première rencontre enregistrée avec Dizzy Gillespie (It Happened One Night), et celle avec Ray
Brown (Royal Roost Sessions).
Si Ella est née au jazz pendant la swing era, elle adopte l’esthétique bebop qui correspond à sa génération,
sans rupture, avec son naturel habituel. La première tournée à l'étranger, en septembre-octobre 1948, emmène Ella et Ray Brown en Grande-Bretagne. Ella a intègré le JATP de Norman Granz, côtoyant dès lors dans des tournées internationales les grands musiciens du jazz que Norman Granz accompagne dans sa double démarche, artistique et politique, dont Ella deviendra le fer de lance quand Norman réussit enfin à libérer Ella de Decca.
• 1950-1955 voit une belle production de disques sur le plan artistique. Ella
apparaît sur la scène de la Côte Ouest, elle poursuit son tour du monde et va pour une première fois au Japon, avec le JATP (1953) dans lequel Ella devient une artiste essentielle. Elle donne avec le pianiste Ellis Larkins plusieurs beaux enregistrements chez Decca en duos autour du répertoire
Gershwin, qui marquent une ère nouvelle dans l’art vocal jazzique et même pour l’édition phonographique, et qui vont
certainement être une source d’inspiration pour Norman Granz. Dans le même
temps, elle rencontre avec régularité Bing Crosby, vedette déjà incontestée de
la chanson américaine. Ella est accompagnée
par l’orchestre de Sy Oliver, avec Ray Brown, et Louis Armstrong
croise à nouveau sa route pour des enregistrements splendides. C’est un autre
prélude à l’œuvre majeure d’Ella. La production s’intensifie, Ella mène de front
plusieurs projets, en duo, en petite formation, en big band, et mûrit,
complexifie, élabore son art. Parmi ses compagnons figurent
Hank Jones, George Duvivier, Ray Brown et Oscar Peterson est devenu lui aussi un indispensable du JATP. En 1954, Ella reprend sa conversation
en duo avec Ellis Larkins autour du Song Book
américain (Pure Ella). Ella
enregistre avec Frank Sinatra pour la première fois en 1955. C’est la fin de la
période Decca d’Ella Fitzgerald qui lie alors son destin à l’action de Norman Granz
et à son label Verve qu’il crée en 1956, un nom faisant déjà référence à la
peinture (Verve fut le titre d’une grande revue d’art de l’entre-deux-guerres).
Ella Fitzgerald_Count Basie Fine Studio NYC 1956 © Burt Goldblatt Estate Archives/CTSIMAGES
Ella on Verve (1956-1966)
Jazz et Song Books
• 1956 et 1957
sont deux années d’une incroyable fertilité parsemées de joyaux enregistrés.
C’est aussi l’intensification des tournées et la notoriété internationale, et d’abord le déplacement du centre de gravité de sa carrière de New York à Los Angeles.
C’est encore le début d’une double carrière: les Song Books (Cole Porter, Rodgers and Hart), avec le grand orchestre
à cordes de Buddy Bregman en 1956 mais aussi le concert à l’Hollywood Bowl, et
le grand œuvre avec Louis Armstrong (Ella
and Louis, puis Ella and Louis Again,
Porgy and Bess), et la première
enregistrée avec Duke Ellington (1956), intégrée au cycle des Song Books qui de 1956 à 1964 vont consacrer le statut de diva d’Ella. Dans les Song Books, Ella, sans jamais travestir son expression, répond aux arrangements symphoniques, de comédie musicale, de big band jazz ou de petites formations de jazz, jusqu’au duo. A l’écoute, tout est du Ella Fitzgerald. C’est enfin une brève mais chaude
complicité avec Count Basie, en juin, et un duo vocal de choc avec Joe Williams.
Louis, Duke, Basie dans la même année 1956, un rêve! Norman Granz et Ella
font feu de tout bois dans leur grand projet si solidement et intelligemment
construit. Ella ne cessera plus jamais cette double carrière qui l’installe
dans le monde international sans ségrégation, et la préserve intacte, elle-même,
dans le monde de la grande création artistique, celle du jazz, un jazz qu’elle
apporte maintenant, comme Louis Armstrong, sur les scènes les plus
prestigieuses du monde.
L’Europe
l’accueille triomphalement dès 1957 (Stockholm, Berlin, Amsterdam, Paris…), mais aussi les
scènes américaines (Newport, Chicago, Los Angeles…).
• 1958 poursuit
les Song Books (Irving Berlin) avec
les bons arrangements du grand orchestre de Paul Weston (1912-1996), les tournées en Europe (Rome, Paris), Chicago, Los Angeles pour des
enregistrements avec le grand orchestre de Frank
De Vol (1911-1999) (Sings Sweet Songs for Swingers)
et celui de Marty Paich (1925-1995) (Ella Swings Lightly).
• En 1959, elle
enregistre pour la première fois avec Nelson Riddle (1921-1985). Né à New York,
et ayant grandi dans le New Jersey, il est tromboniste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre. Réputé sur la
Côte Ouest pour sa collaboration avec Frank Sinatra, Nat King Cole, Judy
Garland, Dean Martin, Peggy Lee, etc., une de ses compositions obtient un Oscar
en 1959 pour le film High Hopes (dir. Frank Capra), et
ses arrangements sont récompensés par plusieurs Grammy Awards. Il est l’auteur d’un grand nombre de musiques de séries à succès
(Des agents très spéciaux, etc.) et
de musiques de films. C’est donc un chef au sommet de sa gloire –son nom et
parfois sa photo figurent sur les pochettes de disques à côté de ceux d’Ella–
qui accepte l’ambitieux projet de l’enregistrement du George and Ira Song Book. Un amateur de jazz préfèrerait sans doute les duos Ella-Ellis Larkins, sans parler de l’immortel Porgy and Bess avec Louis Armstrong, sur
la même thématique, mais Ella reste fidèle à son exigence et son expression n’est jamais complaisante devant des orchestres à cordes imposants.
Pour Ella,
c’est une consécration qui fait d’elle, à Los Angeles, l’égale de toutes les
stars nommées plus haut. Ella a véritablement changé de monde depuis l’époque
où, jeune fille, elle attendait son tour de danser ou chanter lors des concours
d’Harlem. Ella et Norman Granz conserveront une bonne relation avec Nelson
Riddle jusqu’à sa disparition en 1985, et ils enregistreront encore tous les trois, chez
Pablo, une manière de Song Book de
Cole Porter (Dream Dancing, 1972) et
un dernier disque (The Best Is Yet to
Come, 1982).
Les orchestres
de Nelson Riddle comptent jusqu’à 40 musiciens (un demi orchestre symphonique)
et les arrangements sont un véritable défi pour
une chanteuse comme Ella qui a l’habitude de diriger la musique, de remplir
l’espace. Ella et Nelson font plusieurs enregistrements de 1959 à
1964 pour le Song Book mais pas
seulement (Ella Swings Brightly With
Nelson, Ella Swings Gently With
Nelson, Ella Fitzgerald Sings the
Jerome Kern Song Book, Ella
Fitzgerald Sings the Johnny Mercer Song Book). • Il faut s’arrêter ici sur le grand œuvre des Song Books, une prouesse artistique pour Ella qui en est l’Artiste centrale, qui porte le contenu artistique et a littéralement «la force» de se consacrer à ce marathon de la chanson populaire américaine, à côté de ses autres enregistrements, des tournées et concerts; un défi pour Norman Granz qui en réunit avec sagacité les conditions, par sa connaissance des auteurs (il va ainsi valider les enregistrements d’Ella auprès des auteurs eux-mêmes, travailler les choix), par ses liens avec les chefs d’orchestre, par ses talents de producteur et d’organisateur de séance, ses talents de juriste aussi pour débrouiller tous les problèmes, ses qualités de gestionnaire pour offrir à ses artistes le meilleur en préservant toujours ses capacités d’indépendance pour produire, pour refuser quand il le faut. Les Song Books, ce condensé de vécu et d’histoire humaine, c’est aussi le patrimoine des Etats-Unis d’Amérique, et en réunissant ces auteurs (cf. First Lady of Jazz, Ella en son Temps) dans une gigantesque fresque mise en forme artistique par Ella, Norman Granz, en même temps qu’il intègre, par le jazz, le monde afro-américain en Amérique en le faisant reconnaître internationalement, valide cet autre patrimoine qu’est la chanson populaire du début du XXe siècle, intègre les auteurs à la grande histoire américaine, sans discrimination. Il propose alors ce qui reste l’enregistrement de référence, le mètre-étalon de la chanson populaire des Etats-Unis, internationalement connu et reconnu, car le jazz a franchi la ligne, a la capacité de transgresser les archaïsmes, et Norman Granz le sait. Comme toujours, ce maître tacticien du combat politique, obstiné contre tous les racismes et les communautarismes qui gangrènent la société américaine, choisit le jazz comme argument. C’est Ella en particulier, mais aussi tous les autres artistes du JATP et de ses labels, de Charlie Parker à Art Tatum, d’Oscar Peterson à Dizzy Gillespie, Roy Eldridge qui gravent dans la cire et dans le marbre, cet acte fondateur pour une autre vision du monde, un acte artistique indissociable de sa dimension politique. C’est pourquoi, on ne peut pas poser n’importe quelle question à Ella et à Norman Granz (en référence à l’interview de 1979 publiée dans Jazz Hot, cf. Ella Fitzgerald et Jazz Hot, première partie). Il faut d’abord prendre la mesure de l’épaisseur de ce vécu, de la complexité de leur action pour évoquer leur œuvre, dans un souci de transmission, avec le respect qu’imposent deux personnes qui ont accompli des prouesses. Au fond, l’homme et la femme sont, comme le dit Norman Granz, ce qu’il et elle ont réalisé, produit pour le jazz, pour l’art, et pour l’humanité. Ella et Norman Granz sont des géants. Les Song Books comme le reste de l’œuvre coréalisée par Ella et Norman, au-delà des Etats-Unis qui n’en tirent toujours pas le meilleur en 2017 pour leur société, sont un patrimoine populaire universel d’une rare portée politique et artistique, toujours d’actualité si on veut bien dépasser le stade de la consommation.
• En 1959, Norman
Granz, certainement usé par déjà 20 ans de combat, s’installe en Suisse, et en 1960, il vend les droits d’exploitation de
son label Verve à la MGM. Il conserve cependant pour Ella son rôle d’agent et
de producteur de disques. Pendant toute cette collaboration jusqu’à 1964 autour
des Song Books, Ella enregistre avec
d’autres grands orchestres (A Swinging
Christmas, avec Frank De Vol, 1960; Rhythm
Is My Business, avec Bill Doggett (1916-1996), 1962;
Sings the Harold Arlen Song Book, avec Billy May (1916-2004), 1961; Ella Sings Broadway avec Marty Paich,
1962; Hello Dolly! avec Frank De Vol,
1964). Pour ses tournées, elle privilégie des petites formations très jazz (Ella in Berlin: Mack the Knife; ’s Wonderful: Live in Amsterdam, 1960; Live in Paris, 1960; A Lady Is a Tramp, 1961, Belgrade;
Returns to Berlin, 1960, avec des trios ou quartets:
Paul Smith, Jim Hall, alternent avec Lou Levy, Herb Ellis, et Wilfred
Middlebrooks, Gus Johnson sont permanents
de 1960 à 1962, et Ella enregistre en live
ou en studio à Los Angeles, avec les mêmes musiciens (Ella in Hollywood, Clap
Hands, Here Comes Charlie!) ou à Paris.
• En 1963, se
produit le premier enregistrement complet avec Count Basie, même si elle a déjà
joué et enregistré quelques titres en
1956: jazz, blues, swing et énergie sont partagés. 1963 est décidément l’année
du blues et du swing pour Ella avec l’album These Are the Blues (Roy Eldridge, Wild Bill Davis, Ray Brown…).
• En 1964, c’est
l’apparition d’une de ses plus belles petites formations, car le distingué
Tommy Flanagan devient son compagnon de route et le restera plus de 10 ans. Le
grand Roy Eldridge s’invite parfois aussi dans la formation. Ella tourne au
Japon, à Juan-les-Pins. Les enregistrements sont parfaits: en live, Ella est étourdissante, le public
ne s’y trompe pas, et il ne la connaît qu’ainsi, jazz jusqu’au bout de la nuit.
En 1965,
toujours avec le trio de Tommy Flanagan (Keter Betts, Gus Johnson), Ella est à
Hambourg, puis elle retrouve Duke Ellington à Los Angeles (Ella at Duke’s Place), idylle musicale gravée dans la cire qui les
conduit de Los Angeles en novembre 1965 à Antibes/Juan-les-Pins (Ella & Duke at the Côte D’Azur) en
juillet 1966, en passant par Stockholm en février 1966 (The Stockholm Concert, 1966), disque édité plus tard sur le label
Pablo de Norman Granz. Car Verve va cesser d’éditer Ella, avec Whisper Not un enregistrement du
printemps 1966, et l’enregistrement d’Antibes.
Duke Ellington et Ella Fitzgerald, Copenhagen 1967 © Jan Persson/CTSIMAGES. Used with permission.
Capitol, Reprise (1967-1971)
En attendant Norman
• Ella reprend
ses enregistrements avec grands orchestres et Song Book en 1967 chez Capitol avec Ralph Carmichael (1927)
(Brighten the Corner, Ella Fitzgerald’s Christmas), puis avec Frank Sinatra pour une performance en duo, avant
de finir l’année avec Sid Feller (1916-2006) (Misty
Blue). Cette même année, se déroule la première tournée du JATP de Norman Granz aux
Etats-Unis depuis 10 ans, avec Ella, Duke Ellington, Oscar Peterson.
1968 propose un
live à Vancouver (Live From the Cave Supper Club), avec le Tee Carson Trio (Ketter Betts, Joe Harris). Une
version magnifique de «Summertime» est consultable en ligne (cf. Ella sur la toile).
• 1968 offre
également un des projets discographiques originaux d’Ella, avec ce 30 by Ella, arrangé par Benny
Carter, sous la forme de 6 medleys
réunissant chacun 6 thèmes, servis par un all stars (Harry Sweets Edison,
Georgie Auld, Jimmy Jones, Bob West, Panama Francis ou Louie Bellson). Ella
retrouve en fin d’année Tee Carson et son trio pour deux disques dans une
institution éducative du fin fond de l’Etat de New York (sur les grands lacs).
• En 1969, Ella et le trio de Tommy Flanagan
(Frank De La Rosa, Ed Thigpen) sont à
Vienne en Autriche. La même année, l’album Sunshine
of Your Love en grand orchestre pour le label MPS atteste qu’Ella poursuit
son projet, et elle fait plusieurs enregistrements de
musiques de film édités le plus souvent en 45 tours. Un
enregistrement à Londres édité par Reprise, le label fondé par Frank
Sinatra et Dean Martin puis racheté par Warner Bros., confirme l’errance en
matière de label, et parfois en matière de répertoire. En 1970-71, Things Ain’t What They Used to Be, un enregistrement réalisé à Los Angeles, est également édité chez Reprise.
Ella Fitzgerald avec Tommy Flanagan (p), Jim Hughart (b), Gus Johnson (dm), Les Spann (g), Salone Delle Feste e Degli Spettacoli del Casino Sanremo, Italy, 1963 © Riccardo Schwamenthal/CTSIMAGES
The Pablo Years (1972-1989)
Le retour des Blues Brother and Sister
• En 1970-71,
Ella reprend le chemin des tournées en Europe, même si elle a ralenti sa carrière depuis la fin des années soixante.
On la trouve à Budapest en 1970, puis à Belgrade, Nice en 1971.
Norman Granz a
décidé de reprendre du service avec Ella et plus largement avec tous les
musiciens qui ont fait la grandeur de son JATP et de ses labels, Verve en
particulier. Il fonde pour
cela un nouveau label du prénom de son ami, le peintre Pablo Picasso. Les
musiciens et Norman Granz enregistrent des sessions d’excellence de Duke Ellington, Count Basie, Ella Fitzgerald, Roy Eldridge, Dizzy
Gillespie, Ray Brown, Oscar Peterson, Harry Edison, Big Joe Turner, etc. Beaucoup des musiciens de l’âge d’or sont conviés à ce feu d’artifice
phonographique, dans des formules originales et avec une qualité
d’enregistrement, une sobriété qui mettent en valeur ces talents. Il édite
également des sessions antérieures à la création de Pablo (Stockholm 1966, Budapest 1971), mais surtout il redonne un coup de fouet à l’édition phonographique du jazz malmenée par la musique commerciale de grande consommation depuis 1960. Norman Granz
reste égal à lui-même: un grand producteur du jazz. Vivant en Suisse, il a
également la possibilité d’exploiter la scène de Montreux, très active, pour
produire ses artistes devant des publics conséquents et pour les enregistrer.
Le baptême de
ce nouveau label se déroule en juin 1972 à Santa Monica, en Californie, là où
tout a commencé pour Norman Granz. Ils sont (presque) tous là: Count Basie, Duke Ellington, Roy
Eldridge, Stan Getz, Eddie Lockjaw Davis, Oscar Peterson, Tommy Flanagan, Ray
Brown, Al Grey, Sonny Stitt, Jimmy Forrest, et bien entendu Ella Fitzgerald qui
se taille la part de la lionne en compagnie du Count Basie Orchestra.
Pablo et Norman
Granz accompagnent la dernière partie de la carrière d’Ella à un rythme plus raisonnable
d’un album enregistré par an, lors de concerts en tournée, festival ou studio.
• 1973 est une
sorte d’hommage à la carrière d’Ella dans le cadre du Newport Jazz Festival de
George Wein, délocalisé au Carnegie Hall: une première partie avec une
reconstitution du Chick Webb Orchestra où officient certains des anciens de
l’orchestre (Taft Jordan, Dick Vance , Beverly Peer, Eddie Barefield qui
présente), une seconde partie en all stars tels que les a connus Ella, avec
les fidèles Roy Eldridge, Eddie Lockjaw Davis, Al Grey, et son habituel
quartet, Tommy Flanagan, Keter Betts et Freddie Waits augmenté de Joe Pass qui
va prendre de la place aux côtés d’Ella. La dernière partie est réservée
à Ella et son quartet.
Joe Pass va en
effet enregistrer trois disques en duo avec Ella, en 1973 (Take Love Easy), en 1976 (Fiztgerald
& Pass… Again) et en 1983 (Speak
Love). Etrange rencontre de l’énergie naturelle et de l’expertise
technique calculée, du swing et du rythme, du jazz et de la belle guitare teintée
d’influences brésiliennes. Il faut dire
qu’Ella aime beaucoup le répertoire de Tom Jobim, pour lequel elle enregistre
son dernier Song Book, en 1980-1981.
Joe Pass est présent sur nombre d’enregistrements de cette période, et on
sent qu’il apporte à Ella une liberté et une réelle légèreté,
reposante, après une carrière où elle a beaucoup donné.
• 1974 commence
par un enregistrement en studio (Fine and
Mellow) avec un all stars de copains: Harry Sweets Edison, Clark Terry,
Eddie Lockjaw Davis, Zoot Sims, Tommy Flanagan, Joe Pass, Ray Brown, Louie
Bellson. Sans être en live, il
possède une énergie peu commune, tout le monde prenant plaisir à cette
rencontre survoltée teintée de blues.
Ella part en
tournée en Europe, d’abord Cologne, un enregistrement qui vient d’apparaître
sur le label Jazzline, puis Londres avec son quartet, une destination qu’elle
apprécie, au Ronnie Scott’s, un club, pour un bel enregistrement.
• En 1975,
retrouvailles en trio de haut vol avec Oscar Peterson et Ray Brown sur une
partie du disque. Oscar, Ray et Ella régalent…
Le festival de
Montreux est l’occasion de quatre enregistrements chez Pablo: en 1975, Ella,
avec le trio de Tommy Flanagan (Keter Betts, Bobby Durham), en 1977, avec la
même formation (Ella With the Tommy
Flanagan Trio: Montreux ’77), en 1979, avec le Count Basie Orchestra (A Perfect Match: Ella & Basie) et
avec Count Basie et Joe Pass (Digital III
at Montreux).
• Entre-temps, en
1978, Ella avait retrouvé Louie Bellson et Jackie Davis pour un enregistrement
à Los Angeles.
• En 1983, Ella
enregistre à nouveau George Gershwin, pas pour un Song Book mais pour une rencontre avec le pianiste et
chef d’orchestre classique, André Previn, qu’elle côtoie depuis plus de trente ans. Musicien accompli et
connaisseur de l’œuvre de Gershwin et d’Ella, il est sans doute le plus comblé par cette
rencontre. Ella reste toujours honorée et étonnée de ces rencontres, avec son habituelle modestie; les deux musiciens maîtrisent leur langage, la matière, s’écoutent
avec complicité et amitié. 1983 est aussi l'occasion d'un grand concert à Tokyo, au Yoyogi National Stadium, avec Paul Smith, Keter Betts et Bobby Durham, et de quelques titres en all stars avec Oscar Peterson, Joe Pass, Niels-Henning Ørsted Pedersen, Louie Bellson plus Harry Sweets Edison, Calrk Terry, J.J. Johnson, Al Grey, Eddie Lockjaw Davis, Zoot Sims. Cet enregistrement de 11 titres n’existe qu’en DVD à notre connaissance (cf. plus loin).
• Dans ce
voyage au cœur de l’œuvre enregistrée d’Ella, reste le dernier
enregistrement en mars 1989, All That Jazz,
le bien nommé pour un point d’orgue d’une carrière sans pareille,
d’une voix sans équivalant, d’une personnalité musicale d’une générosité sans
limite, déterminante de l’esthétique du jazz: il serait impossible de détailler une descendance car aucune chanteuse ou chanteur de jazz depuis les années cinquante ne peut exercer son art sans emprunter à Ella Fitzgerald, comme on peut le dire pour Louis Armstrong. C’est parfois le cas également hors du jazz.
En 1989, Louis, Duke et Basie, trois bornes de l’univers d’Ella, ont disparu,
mais il y a encore en ce mois de mars quelques vieux copains, Harry Sweets
Edison, Clark Terry, Al Grey, Benny Carter, Ray Brown, Bobby Durham, Kenny Barron et Mike Wofford. Une belle équipe pour un enregistrement
émouvant, jazz, dans la tradition d’Ella Fitzgerald, qui finit sur un thème
intitulé «Little Jazz» dédié au grand absent de la séance, l’ami Roy Eldridge,
dit «Little Jazz», décédé le 26 février, moins d’un mois avant. Précédé de «Good Morning Heartache», et commencé par «My Last
Affair», cet enregistrement est
évidemment empreint de toute la nostalgie qui s’impose au soir d’un brillant chemin artistique et humain d’une grande personnalité
du jazz, la solaire Ella Fitzgerald. Ella a rayonné sur cette planète et sur le
jazz, au même degré que Louis Armstrong car le jazz n’est pas affaire de métier
ou de technique mais de personnalité et de culture. Les amateurs de jazz, de musique, de voix ont pour elle comme pour lui une adoration spéciale, très simple et
directe: Ella et Louis sont des membres de la famille, on chante avec eux en
les écoutant, et leurs voix sont gravées dans les cœurs.
L’œuvre artistique
d’Ella Fitzgerald –à laquelle il faut associer Norman Granz qui a rendu possible sa pleine réalisation– d’une grande intégrité, est un modèle de ce qu’ont pu le courage et la volonté quand ils
sont au service de l’art, du jazz et de l’humanité.
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